« ……Le monde cherche un pouvoir assez ferme pour résister à toute puissance humaine, pour ne craindre aucune ambition, aucune révolte, aucune guerre, pour avoir en toutes choses le dernier mot et exiger de tous, sans acception de personne, une rigoureuse justice. Ainsi, dans cette ascension vers l’unité, après la famille, après la tribu, après la nation, la masse des hommes vivant sur la surface du globe sent à son tour le besoin d’un pouvoir central qui s’impose à tous. Mieux que par le passé, l’humanité comprend aujourd’hui qu’elle forme, malgré la différence des races et des climats, une entité dont les parties sont solidaires, une grande personne morale, et qu’à ce titre il lui faut une tête: sinon elle ne sera qu’un être anormal, une sorte de monstre – car, comme dit saint Albert le Grand, «c’est le propre des monstres d’avoir plusieurs têtes» (Comment. sur Matth. VI, 10) – et les monstres ne sont pas viables. Parmi les causes qui expliquent le succès des appels à la «dictature internationale du prolétariat», ne faut-il pas compter le sourd besoin d’unité qui travaille le monde? On persuade aux simples et aux ignorants que l’avènement de ce régime supprimerait toutes les causes qui divisent les peuples, partant toutes les guerres, ferait ainsi régner sur le globe une paix sans nuage et ramènerait l’âge d’or parmi les hommes. À dire le vrai, une pareille doctrine, édifiée sans tenir aucun compte ni des droits de Dieu ni des nécessités les plus élémentaires de la nature humaine, ne peut engendrer que l’injustice, la corruption des mœurs et les plus dures oppressions. Mais du moins sa diffusion témoigne-t-elle du désir qu’éprouve l’époque contemporaine de voir une autorité suprême se dresser au-dessus de la diversité des peuples.
D’autres théoriciens plus raisonnables ont cru trouver la solution du problème en établissant un conseil où s’assembleraient les délégués de l’univers entier, et qui a pris le nom de «Société des Nations». Ils escomptent qu’un tel organe, placé au-dessus des gouvernements particuliers, reconnu par ceux-ci, pourrait en de sages entretiens, écarter les occasions de guerre et maintenir l’équilibre du monde. Sans doute, il serait puéril de nier qu’une telle institution ne puisse rendre et n’ait rendu en fait de très appréciables services. La Société des Nations représente, de toute évidence, un puissant élément de stabilité, un important facteur de paix. Parmi les trois pouvoirs dont la réunion constitue la fonction royale qu’on lui demande d’assumer, elle est en mesure d’exercer au moins les deux premiers: elle peut édicter des lois universelles, elle peut, en toute justice, trancher les différends. Mais le troisième? Mais le pouvoir exécutif ?… Mais le bras de fer qu’il faut à la justice pour que ses décisions soient respectées, où donc le prendra-t-elle ? Qui lui donnera la force de faire rentrer dans le devoir les gouvernements assez sûrs d’eux-mêmes pour lui désobéir et braver ses sanctions? Elle est débile, elle est impuissante. Pauvre chevalier sans lance et sans épée, elle ne peut ni châtier les coupables ni protéger les faibles. Qu’on lui donne le titre de législateur, ou celui de juge, c’est fort bien. Mais il faut davantage pour régner, et le monde cherche un roi. Devant les dangers de la révolution internationale qui parfois semble «monter de la mer» comme la bête de l’Apocalypse, devant la puissance illusoire d’une assemblée délibérante, d’autres hommes, des rêveurs, des poètes ont sondé l’horizon, espérant voir se lever quelque part l’homme qui serait demain le «Maître de la terre»…
Le Maître de la terre!
À cet appel obscur, à ce désir mal formulé mais très réel de l’âme humaine au XXe siècle, le Souverain Pontife a répondu. Comme Moïse jadis avait montré le serpent d’airain au peuple d’Israël mourant dans le désert, de même au monde épuisé par la guerre, agité par la révolution, menacé de crises économiques et de cataclysmes sociaux, le Pape a désigné dans le Christ-Roi le Maître qui seul peut rétablir l’ordre et faire régner la paix…..
«Le déluge de maux dont souffre le monde moderne, dit le Souverain Pontife, vient de ce que la plupart des hommes ont banni de leur vie Jésus-Christ et sa loi — de leur vie domestique et de leur vie publique— et aucune paix durable ne sera possible tant que les hommes et les nations refuseront de reconnaître la souveraineté de Jésus-Christ» (Encyclique Quas primas)…..
Avant toute chose, la monarchie du Christ demande que l’on rétablisse parmi les hommes le culte de Dieu et que l’on rende au Créateur du monde la place qu’il doit occuper dans la vie de ses créatures. On ne trouvera jamais de termes assez forts pour exprimer de quelle honte s’est marqué notre siècle, aux yeux de la simple raison, en prétendant ignorer Dieu. C’est en vain que l’on chercherait dans les époques les plus reculées de l’histoire ou parmi les peuplades les plus dégradées un exemple semblable. Ce Dieu dont les cieux annoncent la gloire, selon l’expression du Psalmiste Cæli enarrant gloriam Dei (Ps. XVIII, 2), ce Dieu que proclament et le soleil qui brille, et les oiseaux qui chantent, et les fleurs qui s’ouvrent ; ce Dieu que le mouvement des astres, la succession régulière des saisons et tout l’ordre extérieur de l’univers réclament impérieusement ; ce Dieu que notre cœur appelle plus avidement encore; ce Dieu qu’en tout lieu et en tout temps les hommes ont reconnu et imploré; ce Dieu dont les païens eux-mêmes ont entrevu parfois les splendeurs et les perfections infinies, la société moderne a prétendu l’ignorer et le rayer du nombre des réalités, des choses qui sont, lui qui est par excellence: «Celui qui Est». Notre siècle qui se croit un siècle de lumière et de progrès a édifié une science, une philosophie, une morale, une politique sans Dieu, comme si l’idée de Dieu n’était pas à la fois le fondement nécessaire et le couronnement de tout ordre et de toute vérité. Une telle aberration, il faut le dire, est inhumaine, monstrueuse et le monde moderne doit à sa propre dignité de réagir contre elle sans tarder.
La neutralité se confond avec le laïcisme, que le Souverain pontife appelle «la peste de notre époque». Beaucoup de nos contemporains, même parmi ceux dont les intentions sont droites, pensent de bonne foi que la religion est affaire privée et que l’on peut s’accommoder de l’indifférence officielle en cette matière. À leur avis, tout est pour le mieux dès lors que les citoyens sont libres de pratiquer leur culte en leur particulier. Ils considèrent l’ordre temporel et l’ordre spirituel comme deux mondes juxtaposés, ayant chacun son indépendance et le droit de vivre sa vie. De là ces erreurs si profondément ancrées dans certains esprits, en matière d’éducation par exemple ou sur la question du divorce : on admettra que les enfants reçoivent de l’État une instruction dans laquelle Dieu est ignoré, si l’on a la faculté de leur faire enseigner ailleurs les principes de la religion; on trouvera étrange que l’Église ne laisse pas la société civile avoir son mariage, comme toute société religieuse a le sien; et ainsi du reste. De telles conceptions constituent de vrais outrages à la Divine Majesté. Elles méconnaissent le souverain domaine de Dieu sur toutes choses, et la dépendance absolue où se trouvent toutes les créatures par rapport à leur Créateur. Non, l’Église ne peut s’accommoder d’aucune doctrine politique ou sociale qui prétende traiter le monde présent comme un système fermé, un organisme indépendant, et considérer Dieu comme une simple hypothèse; hypothèse possible, vraisemblable, séduisante, tant qu’on voudra, mais enfin hypothèse dont on pourrait à la rigueur se passer. L’Église ne peut accepter aucune doctrine qui ne pose pas Dieu comme principe et Dieu comme fin. Tel doit être le premier résultat de la monarchie du Christ: ramener le monde à la pratique du commandement qui domine tous les autres: Un seul Dieu tu adoreras Et aimeras parfaitement……
Si donc le monde veut la paix, il faut qu’il remette en honneur le grand commandement du Christ, la loi que saint Jacques appelle la loi royale (Jc II, 8) : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ah! Si tous les hommes voulaient imprimer cette pensée au plus profond de leur cœur, si chacun consentait à faire un effort pour aimer son prochain comme soi-même, qui ne voit combien la vie du monde serait aussitôt transformée et pacifiée? Aimer son prochain comme soi-même, c’est désirer pour son prochain le même bien que pour soi. Or le bien suprême auquel aspire l’homme n’est autre que la vie éternelle. Là est le seul bien véritable, le seul qui ait un caractère absolu et définitif, le seul qui puisse apaiser pleinement l’inquiétude du cœur humain. Hors de lui, il n’y a que vanité. Car comment attendre un bonheur plein et entier d’une vie où tout passe et s’écoule vers la mort? Chaque homme, dans la mesure où il est raisonnable, c’est-à-dire où il sait préférer la voix de sa raison à celle de ses passions, doit chercher à conquérir pour soi-même cette vie qui n’aura pas de fin; et, dans la mesure où il est charitable, il doit s’efforcer d’en assurer la possession à tous ceux qu’il aime, à ses proches, à ses amis, à ses concitoyens, à tous ceux qui sont hommes comme lui. Si les parents se souvenaient que c’est là le premier héritage qu’il importe d’assurer à leurs enfants; si les hommes placés à la tête des États ou des grandes industries, si tous ceux qui détiennent une part de l’autorité comprenaient que leur premier devoir est de conduire leurs sujets ou leurs ouvriers à la possession du royaume des cieux, et que le pouvoir dont ils disposent leur est donné seulement pour cela, quel changement se produirait dans la marche de la vie sociale, quel apaisement, quelle sérénité descendrait sur notre pauvre monde agité et fiévreux!
Autrefois, cette royauté universelle du Christ était proclamée à tout venant par le crucifix dont les bras s’étendaient sur les écoles, les tribunaux, les assemblées publiques. Le Christ-Roi, en effet, se confond avec le Christ crucifié, et le trône de notre Souverain n’est autre que la croix sur laquelle il est mort. Sa présence rappelait aux maîtres la nécessité d’accorder leur enseignement avec la vérité éternelle, et l’obligation où ils seront un jour de rendre compte au Verbe de ce qu’ils auront dit. Elle rappelait aux juges la redoutable éventualité du Jugement général, où toutes leurs sentences seront révisées par Celui qui sonde les reins et les cœurs. Elle rappelait aux législateurs leur devoir de travailler sans cesse en fonction de l’Ordre éternel fixé par Dieu, et avec le souci constant de conduire les hommes sur le chemin du salut.
Ainsi le Christ, silencieusement, du haut de cette croix à laquelle il s’est laissé clouer pour l’amour de nous, diffusait un rayonnement de justice et de miséricorde sur le gouvernement des peuples, et sa présence était pour tous une garantie de paix. Mais, hélas! On a enlevé le crucifix des tribunaux et des Parlements, comme on l’a enlevé des écoles et des hôpitaux. Au mépris de toute justice, au mépris de l’évidence, on a fait du Christ un ennemi de la société humaine. On a oublié qu’après avoir dit : «Rendez à Dieu ce qui est à Dieu», il avait dit aussi: «Rendez à César ce qui est à César», et que sa doctrine était le seul fondement possible de l’autorité. On a repris contre lui la politique des Princes de sa nation, telle que le Psalmiste l’avait annoncée dix siècles à l’avance: «Les rois de la terre se sont dressés, et les princes se sont concertés contre le Seigneur Dieu, et pour faire périr son Christ. Brisons – ont-ils dit – les liens dont ils veulent nous enlacer, et rejetons loin de nous le joug de leur loi»(Ps. II, 2-3). Et l’on a fait entendre à nouveau le cri du peuple déicide : «Nolumus hunc regnare super nos, nous ne voulons pas qu’il règne sur nous!» (Lc XIX, 14). On l’a fait entendre à nouveau, sans songer aux conséquences qu’avait entraînées pour les Juifs ce solennel reniement. Dieu, en effet, sembla vouloir les prendre au mot, lorsque, devant Pilate, insensibles aux traitements odieux subis par l’homme qui, depuis trente-trois ans, les comblait de bienfaits, ils proclamèrent à l’envi: «Non habemus regem nisi Cæsarem, nous n’avons pas d’autre roi que César» (Jn XIX, 15). Puisque vous voulez César, ô Juifs, vous aurez César. » Extraits Le Christ-Roi Dom Jean de Monléon